samedi 26 mai 2012

«Les vaches nous comprennent mieux que nous les comprenons»

Source : http://www.liberation.fr/livres/2012/05/21/dialoguez-avec-la-philosophe-vinciane-despret_820242


«Les vaches nous comprennent mieux que nous les comprenons»

(Mis à jour: )


La philosophe Vinciane Despret est l’auteure de plusieurs ouvrages sur la question animale, son livre Que diraient les animaux, si... on leur posait les bonnes questions (la Découverte), remet en cause nos idées reçues sur ce que veulent et «pensent» les animaux. Elle a répondu à vos questions.
Helen. Comment prépare-t-on un livre comme celui-ci ? Sur quoi s’appuie-t-il ? Des interviews ? des articles? Suivez-vous des travaux de recherches ?
Vinciane Despret. Oui, bien sûr, cela fait vingt ans que je travaille sur la question de l’animal. J’avais commencé en 1990-91 à étudier l’altruisme chez les oiseaux. Ensuite, j'ai suivi un éthologiste sur le terrain, et j’ai pu observer à la fois ses oiseaux, et la manière dont lui-même interrogeait ses oiseaux. A partir de là, je me suis de plus en plus intéressée à la pratique.
A partir du moment où l’on s’intéresse à la pratique, même si je ne fais plus terrain, ou peu, quand on lit un article scientifique, la première question qu’on pose, c’est : comme l'éthologiste scientifique a-t-il fait ? Quelles questions a-t-il posées ? A-t-il enfermé son animal ? Est-ce qu’il s’est demandé quelles questions l’animal se pose ? Est-ce que cet animal est plus intéressant après le travail du scientifique ou pas ? Qu’est-ce qui fait que le scientifique a réussi à le rendre plus intéressant ? Voilà comment je travaille depuis vingt ans.
Petite Bardot. Avez-vous été surprise par certains animaux au cours de vos travaux ? Aviez-vous des a priori sur l’intelligence de certains d’entre eux, qui auraient été démentis ?
V. D. Oui, absolument. D’abord, j’ai été très surprise par l’intelligence des oiseaux, notamment avec ceux que je suis allée étudier avec un éthologiste sur le terrain, lors de mon premier voyage dans le désert, en Israël. Et puis, les surprises n’ont pas cessé d’advenir. C’est à cela que je reconnais les éthologistes que j’aime. La surprise la plus importante a été de découvrir à quel point les animaux d'élevage étaient intelligents, au cours d'une enquête menée auprès des éleveurs avec ma collègue Jocelyne Porcher.
 J’avais, comme beaucoup de monde, si ce n’est des préjugés quant à l’intelligence des animaux d'élevage, du moins très peu de connaissances. En écoutant les éleveurs, on entend des choses absolument surprenantes, comme : les vaches nous comprennent mieux que nous les comprenons. On entend des histoires et des anecdotes qui montrent à quel point ces animaux connaissent bien les humains, et font quantité de choses entre eux, et avec eux. Je ne crois que cela a été la surprise la plus importante.
Par exemple, à propos des vaches, je prends le témoignage d’une éleveuse qui raconte qu’un jour, une de ses vaches était en difficulté, et qu’elle ne le savait pas, la prairie était très grande. Les autres vaches sont venues la chercher et l’ont conduite à la vache en difficulté.
Autremonde. On attribue souvent aux animaux domestiques des attitudes ou des postures «humaines», qu’en est-il  ?
V. D. Oui, on a parfaitement raison de le faire, dans certaines limites. Et on a raison de le faire parce qu’ils adoptent des postures humaines. Les chiens ont appris à suivre le regard des gens, ce qui est très humain, parce qu’ils ont vécu depuis des milliers d’années avec des gens qui parlent avec leurs yeux. Ce que les loups ne font pas.
Une autre raison, c’est une forme de malentendu. Comme tout malentendu, c’est toujours dangereux, et on peut en payer le prix, mais il y a des malentendus qui, en quelque sorte, deviennent vrais.
Je m’explique : quand un enfant apprend à parler, les premiers sons qu’il va proférer vont généralement être compris par les parents comme des sons intentionnels... C’est un malentendu. Mais c’est un malentendu qui a des conséquences heureuses, car c’est grâce à ce malentendu que l’enfant va pouvoir apprendre à parler. Si les sons que l’enfant émet ne reçoivent pas de réponses, l’enfant n’apprendrait pas. Un bon malentendu, c’est un malentendu sur lequel on peut s’accorder. Et il y a échec quand on ne s’accorde pas.
Jacques. Sait-on ce que nos plus proches cousins - les primates - pensent des hommes, des recherches ont-elles été faites sur ce sujet ?
V. D. Il y a des chercheurs qui se sont posé la question. Je vais vous répondre par deux anecdotes. Je prends un premier exemple : Heinz Kummer a essayé de s’approcher des babouins qu’il observait, les babouins le fuyaient. Après des mois et des mois d'échec, il s’est enfin posé la question : comment nous jugent-ils ? C’est en répondant à cette question qu’il a réussi à s’approcher. Exemple : être trop discret. Pour les babouins, quelqu’un qui se cache, c’est quelqu’un qui prépare un coup en douce. C’est un des jugements qu’il a pu élaborer.
On peut compléter par un deuxième exemple, celui de Barbara Smuts : au début de son observation des babouins, elle voulait aussi être très discrète, c’est ce qu’on lui avait appris à faire, «tu dois faire comme si tu n'étais pas là». Ça ne marchait pas, elle n’arrivait pas à approcher les babouins. Après des mois, un jour, elle a compris. Elle venait sur le terrain pour se poser la question : est-ce que les babouins sont des êtres sociaux ? Mais les babouins se posaient la même question à propos d’elle. Ils répondaient : «non, ce n’est pas un être social, puisqu’elle ne rend pas les regards», car elle faisait comme si elle était invisible. C’est seulement à partir du moment où elle a compris cela, qu’elle a accepté qu’elle ne devait pas être neutre, qu'elle a pu s'approcher.
Un autre exemple, qui montre que certains chercheurs se posent toujours ces questions : Shirley Strum se demandant : «Est-ce que je peux aller faire pipi devant mes babouins, ou est-ce que je dois aller me cacher ?» Elle a fini par se résoudre à le faire, et les babouins ont manifesté qu’ils ont compris qu’elle était un être vivant comme eux, semblable à eux. Mais le fait même qu’elle se pose la question : Est-ce que je peux ? Ça signifie qu’elle se demandait comment les babouins la jugeaient, et que c'était important pour elle.
Petite Bardot. Les animaux ressentent-ils des sensations comme le désir, l’appétit, la colère ?
V. D. Le mot «animal» désigne une abstraction, c’est-à-dire une catégorie non-humaine. Je me demande s’il n’y a pas plus de rapport entre un chimpanzé et un homme, qu’entre une tique et un chimpanzé. On ne peut pas dire «les animaux ressentent-ils ça ou ça ?»  En revanche, on peut dire «tel animal, visiblement, le fait». C’est du cas par cas. Mais il y a des animaux, en effet, qui ressentent du désir et de la colère. Mais dire d’une fourmi qu’elle est en colère, j’hésiterais.
Martin. Pourquoi la communication entre les humains et les animaux est-elle si difficile ?

V. D. Parce que l’on est quand même très différent. Par exemple, nous ne vivons pas dans des mondes tout à fait similaires. Comment pourrions-nous comprendre ce qu’est un monde d’odeurs ? Comment un chien nous perçoit-il ? Quand on sait que des tas de choses que nous ne percevons pas et que nous émettons sont bel et bien perçues par lui.
Inversement, nous sommes des êtres très visuels, et ce que nous cherchons chez les animaux c’est ce que nous voyons. Alors que la manière dont eux expriment les choses échappe à ce registre-là.
Bardot. Certains animaux sont ils plus intelligents que l’homme ?
V. D. C’est une très jolie question. Pourquoi ? Parce qu’elle nous oblige à poser une question, et pour moi une question qui oblige à poser d’autres questions, et à nous remettre en question, ce n’est pas tellement la réponse qui importe, mais la mise au travail. Qu’est-ce qui nous met au travail ?
Que veut dire être intelligent ? Est-ce que nous choisissons le critère d’intelligence qui nous caractérise, par exemple, une intelligence basée sur le langage, sur la catégorisation, etc... Forcément, nous serons les plus intelligents, parce que nous aurons choisi les critères dans lesquels nous excellons, et qui nous ont aidés à définir l’intelligence.
Mais si on choisit une autre définition de l’intelligence. Si on dit, par exemple : «Etre intelligent, c’est être capable d'être très attentif aux autres, de se laisser influencer par eux». Ce n’est plus, évidemment, tout à fait dans nos critères. Je parle ici de nos critères contemporains et occidentaux. Qui ne seraient pas, probablement, les critères d’autres cultures. Si on choisit ce critère-là, «être attentif aux autres», je me demande si un cochon ou un chien ne sont pas plus intelligents que moi. Et si l’intelligence consiste à lire des odeurs, ou à composer avec les vents, ou à sentir le magnétisme, je crois que d’autres espèces sont plus intelligentes que nous.

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